mardi 11 septembre 2012

Les smartphones malades de leurs brevets

A lire sur:  http://www.lesechos.fr/opinions/analyses/0202257355838-les-smartphones-malades-de-leurs-brevets-360673.php?xtor=EPR-1500-[idees_debats]-20120911-[s=461370_n=9_c=903_]-409905656@1


Par Solveig Godeluck | 11/09 | 07:00 | mis à jour à 17:17 | 
françoise ménager pour « les echos »
françoise ménager pour « les echos »
Fin août, Apple a réussi à faire condamner Samsung à une amende de 1 milliard de dollars pour avoir violé six de ses brevets portant sur le design, l'interface et les logiciels pour smartphone. L'amende pourrait tripler, et une série de terminaux du groupe coréen seront peut-être interdits aux Etats-Unis. De plus, la firme à la pomme compte bien se servir du reste de son arsenal de brevets pour attaquer son grand (et quasi unique) rival. Dans le smartphone, une industrie qui pèse plus de 200 milliards de dollars, chacun est en guerre contre tous. Tous les acteurs s'arment et dépensent des fortunes pour acquérir de la propriété intellectuelle. Google a payé 12,5 milliards de dollars il y a un an pour avaler Motorola et ses 17.000 brevets. Apple, RIM, Microsoft, Sony Ericsson et EMC se sont mis à plusieurs pour décrocher ceux de Nortel, pour 4,5 milliards de dollars. Que d'efforts pour barricader sa forteresse, alors que cette industrie est en pleine croissance... Tout porte à croire que le système du brevet, au départ conçu pour encourager l'innovation industrielle et non la guerre permanente, est aujourd'hui cassé.
A y regarder de plus près, il y a effectivement un modèle qui se délite, celui des licences FRAND (« fair, reasonable and non-discriminatory ») qu'ont bâties les fabricants de téléphones mobiles il y a fort longtemps. Elles ont été accordées sur la base de brevets reconnus comme indispensables pour fabriquer un téléphone fonctionnant avec les réseaux mobiles 2G, 3G, et 4G. Il y a surtout une offensive en règle de la part d'Apple contre cette construction intellectuelle. Car le géant américain a beau peser plus de 600 milliards de dollars en Bourse et dominer la planète du smartphone au plan symbolique et par ses profits, il reste un petit nouveau dans cette industrie. Le premier iPhone n'est sorti qu'il y a cinq ans. Apple est donc vulnérable face aux montagnes de brevets des équipementiers historiques.
Pour le groupe informatique, les brevets dits « essentiels » déposés par les pères de la 3G et brandis contre lui par Samsung sont une imposture. Ces titres de propriété intellectuelle ont été acquis abusivement, considère-t-il, grâce à une simple déclaration auprès des équipementiers et opérateurs au sein de l'organisme international Etsi. En réalité, après la déclaration, il y a une négociation entre pairs pour approuver le caractère essentiel de la découverte. Mais, pour le groupe de Tim Cook, les déposants de brevets « essentiels » donnant lieu à des licences FRAND n'inventent plus rien ; ils font semblant. Le moins qu'ils puissent faire serait donc de licencier leur technologie à Apple pour des tarifs extrêmement bas, autrement dit une plume dans la balance face à ses propres brevets en or massif. C'est normal, plaide la Pomme, puisque les industriels du mobile se sont engagés à pratiquer des prix « justes, raisonnables, non discriminatoires ». Tant pis pour eux.
Apple met le doigt là où cela fait mal. Au milieu des années 1990, le système des brevets mobiles fonctionnait assez bien. Mais il était au service d'un trio de grands constructeurs, surnommé le MEN's Club - pour Motorola, Ericsson, Nokia. A l'occasion du passage à la 3G, ces géants ont investi des fortunes pour produire du brevet en masse. Objectif : construire leur avantage compétitif puis consolider leur position. C'est à ce moment que Qualcomm a décidé d'arrêter de fabriquer des terminaux, voyant qu'il était préférable de vivre de sa rente de propriété intellectuelle. Quant aux nouveaux équipementiers de l'époque, ils se sont pliés à la loi du MEN's Club. Ils ont payé leurs licences FRAND. Cependant, les années passant, Samsung ou Huawei se sont mis à déclarer eux aussi des standards essentiels - à se fabriquer une monnaie d'échange. Aujourd'hui, la valeur de certains de ces brevets paraît s'être diluée, tellement ils sont nombreux. Et l'impression d'être face à un bazar s'est renforcée du fait qu'il n'y a plus un MEN's Club, mais une bonne quinzaine d'ayants droit dans la nouvelle génération de technologie mobile, la 4G.
Voilà qui fragilise l'ancien écosystème, alors qu'il subit une violente attaque de la part d'Apple. Va-t-il disparaître complètement ? C'est ce qu'on peut craindre si les juridictions américaines décident en bloc d'invalider toutes les réclamations des détenteurs de droits FRAND. Mais il est plus probable que le système va évoluer pour faire plus de place aux nouveaux entrants. Une fois la forteresse prise, le conquérant Apple aura plutôt intérêt à s'y installer pour tenir à distance de jeunes concurrents, encore plus « barbares » que lui-même. Moyennant quelques aménagements. Car un monde dans lequel il faudrait verser 250.000 royalties différentes sur chaque terminal (en ajoutant aux licences FRAND les droits sur le design, l'interface, les capteurs, les logiciels) n'est vivable ni pour le consommateur ni pour les industriels. Selon certaines estimations, les droits à payer s'élèvent déjà à 30 ou 40 dollars en moyenne par smartphone. Plus on multipliera les interlocuteurs, plus les coûts de transaction seront démesurés, sans parler des procédures judiciaires et de la multiplication des « pièges à brevets » - ces sociétés opportunistes qui font chanter les fabricants sur la base de leurs titres de propriété intellectuelle.
C'est pourquoi on peut s'attendre à une restructuration du paysage autour de quelques pools de brevets, sur le modèle de MPEG LA pour les technologies de compression et de codage vidéo. Cette société basée à Denver a rassemblé une série de brevets pour les licencier, puis elle répartit les revenus entre les ayants droit. D'ailleurs, elle cherche à se diversifier dans la 4G-LTE. Il y aura probablement plusieurs pools de brevets - voire même un nouveau club. Si l'industrie parvient à surmonter ses accès d'humeur et à s'organiser, elle retrouvera un peu d'oxygène. Sinon, le smartphone demeurera malade de ses brevets.
Solveig Godeluck est journaliste au sein du service High-Tech Médias des « Echos »
Écrit par Solveig GODELUCK

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