dimanche 21 avril 2013

Interview de Benoît Thieulin, président du CNNum

A lire sur:  http://www.pcinpact.com/dossier/669-interview-de-benoit-thieulin-president-du-cnnum/1.htm

Xavier Berne le 19 avril 2013
Après avoir rendu son avis sur la neutralité du Net le mois dernier (PDF), le Conseil national du numérique assurait cette semaine le « service après-vente » de ses travaux au cours d’un débat à La Cantine (voir le replay). Benoît Thieulin, président de l’institution, a accepté de répondre aux questions de PC INpact. 

Thieulin Cnnum
CC BY 2.0 - La Netscouade - Flickr. 

Pouvez-vous tout d’abord nous expliquer ce qu’est-ce que la neutralité du Net pour vous et pourquoi celle-ci doit être protégée ?

Je dirais que la neutralité de l’internet, c’est l’obligation pour tous les intermédiaires techniques qui constituent la chaine d’accès à Internet, de traiter à égalité les utilisateurs qui s’y connectent quels que soient les contenus qu’ils consultent, produisent ou échangent, et les services qu’ils utilisent. Pour le dire plus simplement encore : c’est le principe d’égalité adapté au réseau et au monde numérique et connecté dans lequel nous vivons désormais.

Du coup, considérez-vous que le blocage des publicités par défaut chez Free puisse par exemple être considéré comme une atteinte à la neutralité du Net ?

Oui, bien sûr. Il faut presque rendre grâce à Free d’avoir popularisé la notion en mettant un peu les pieds dans le plat. Mais elle reste difficile à appréhender pour le grand public. D’où notre tentative, dans nos débats puis dans notre avis, d’avoir une vision et une définition simples et élargies de la neutralité du Net.

Il nous a ainsi paru utile de sortir du strict champ de la régulation technico-économique, qui relève de l'ARCEP. Il fallait davantage partir du point de vue de l'usager : de son droit de s'informer (lecture) à sa liberté de s'exprimer (écriture), puis considérer les nouvelles capacités que cela lui confère en termes de liberté de création et d'innovation. Et à partir de là, de l'individu aux entreprises, de ne pas perdre de vue que ces libertés et ces « capacités » constituent des leviers stratégiques pour l'innovation et la compétitivité de notre économie ! Enfin, il nous fallait également retenir l'essentiel à savoir que l’architecture de l’internet possède des particularités qui ont contribué à son succès : l’interopérabilité, l'ouverture et le principe du « end-to-end ».

La définition suivante s'est ainsi imposée  : « La neutralité des réseaux de communication, des infrastructures et des services d’accès et de communication ouverts au public par voie électronique garantit l’accès à l’information et aux moyens d’expression à des conditions non-discriminatoires, équitables et transparentes ».

Revenons au blocage par Free. Il s'agit d'une situation paradoxale : le grand public a découvert le principe de neutralité du Net mais sous un jour qui ne mettait nullement en cause, en apparence, sa liberté d'expression. Pire, le filtrage de la publicité pour bien des gens apparaît même presque sympathique ! Position habile de Free, bien sûr, mais qui ne doit pas faire oublier l'essentiel de la problématique en cause : le blocage de la publicité fragilise, met en danger un écosystème considérable d'entreprises dont le modèle d'affaire repose sur la publicité… à commencer par la presse, elle même ! On prend conscience alors du pouvoir technique considérable qui est entre les mains de ces intermédiaires techniques. Et des garde-fous qu'il faut donc leur imposer.

Cela fait maintenant plus d’un mois que l’avis du Conseil national du numérique sur la neutralité du Net a été dévoilé. Quel est aujourd’hui votre sentiment quant aux réactions qu’il a suscité ?

La question de la neutralité est peut-être la plus sensible parce que la plus fondamentale du monde numérique. Il est rare qu'elle ne suscite pas d'énormes débats, polémiques et tweet clash ! Or, dans l'ensemble, les réactions ont été bonnes tant parmi les « geeks » que les politiques ou la presse plus généraliste. Il y a eu certes des critiques. Mais elles ont été, pour l'essentiel, plutôt constructives et presque jamais totales sur notre avis. Ce n'est pas le fruit du hasard...

Nous avons souhaité aborder cette question pour qu'elle puisse sortir du débat de techniciens et de geeks dans laquelle elle est enfermée depuis 10 ans, et qui la rend fragile, politiquement. Pour cela, nous avons défini le principe de neutralité du Net de manière simple en élargissant cette notion aux différentes formes d'accès à Internet : les « tuyaux », certes, mais aussi les grandes infrastructures de services d'accès, devenues essentielles et incontournables. Le New York Times l'a bien noté d'ailleurs en analysant notre avis.

cnnum neutralité

On a tout de même entendu beaucoup de critiques... Que répondez-vous par exemple à ceux qui regrettent que vous ne fassiez que préconiser un principe, sans instrument contraignant ?

C’est vrai que c’est un débat qu’on a eu en interne. Nous avons finalement décidé effectivement de graver le principe dans la loi, en essayant d’ailleurs de le mettre assez haut dans la hiérarchie des normes, mais en revanche de ne pas aller trop loin dans la précision des critères. Pourquoi ? Parce que ces critères sont fluctuants. Si on avait gravé il y a dix ans dans le marbre de la loi les critères sur la manière dont la neutralité des réseaux devait se faire pour l’ADSL, et bien aujourd’hui on serait bien ennuyés parce qu’on se rendrait compte qu’il faut changer la loi par exemple pour l’étendre au très haut débit ou à la 3G. Et que dire des critères techniques permettant d'apprécier l'application de la neutralité du Net avec IPV6, demain, et l'internet des objets ? Nous avons voulu fixer un principe mais aussi un dispositif dynamique qui puisse résister au temps et à l'évolution des usages et des techniques.

La question qui nous était posée par le gouvernement était : « Est-ce que la liberté d’expression a besoin d’être garantie par la neutralité du Net ? ». Nous avons répondu : le principe de la liberté d’expression doit être garanti par un autre principe, qui est celui de la neutralité de l’internet. C’est ce principe-là qu’il faut absolument voter et inscrire dans la loi. En revanche, les critères qui vont permettre son application doivent pouvoir évoluer. La manière dont on applique la neutralité du Net n’est pas forcément absolue. Aujourd’hui, elle n’est pas absolument respectée partout. Elle ne l’est évidemment pas sur les mobiles par exemple. C’est une évidence. Il faut donc de la souplesse pour l'appliquer, l'étendre, se fixer des objectifs. L'essentiel est que le principe soit la règle, et les entorses de simples exceptions.

Croyez-vous que ce principe puisse être réellement garanti s’il n’y a pas du tout d’instrument contraignant pour l’accompagner ?

Mais il y a déjà des pouvoirs de sanction ! Aujourd’hui, l’Autorité de la concurrence, la DGCCRF, l’ARCEP ou la justice disposent de moyens contraignants - dans leurs différents champs d’application - pour faire appliquer la loi. Certains l'utilisent, d'autres beaucoup moins. Pourtant, le paquet télécom de 2009 permet déjà beaucoup de choses. Cela donne d'ailleurs une idée de ce que le droit est aussi le reflet d'un rapport de force politique et économique. Ce dont la neutralité de l'internet a le plus besoin c'est d'être armée politiquement : au niveau national d'abord, mais ensuite au niveau européen !

Ce que l’on veut, ce n’est pas renforcer les pouvoirs de sanction de ces institutions, puisqu’ils en ont déjà. Mais leur donner plus de raisons de pouvoir sanctionner. Lorsque la liberté de la presse a été votée en 1881, il était impossible dans le même temps de détailler toutes les situations d'applications qu'un siècle de jurisprudence allait ensuite préciser et définir. Le juriste Lawrence Lessig nous l'apprend : « code is law » et « law is alive ». C’est à la justice de produire une jurisprudence à partir des pouvoirs qu’on lui a confié pour appliquer cette liberté et d’ailleurs la concilier avec d’autres principes. La culture politique française fait moins confiance que l'anglo-saxonne à la force de la jurisprudence. Qui plus est on se plaint toujours d'avoir des lois trop précises et trop bavardes. Nous n'avons pas voulu tomber dans ces travers là.

Je pense ainsi que le principe de la neutralité de l’internet doit être gravé dans la loi. Et ce sera ensuite aux différents régulateurs, les tribunaux, la justice, ou au pouvoir exécutif de faire leur travail, par exemple en précisant les critères d’application de ce principe. En revanche, il est extrêmement important que ce principe soit gravé très haut dans la hiérarchie des normes.

Justement : pourquoi dites-vous vouloir graver ce principe « au plus haut niveau de la hiérarchie des normes » tout en préconisant une inscription de ce principe dans la loi ?

Non, ce n’est pas ça... Je crois qu’on a voulu entre guillemets un peu trop bien voulu faire les choses. En fait ce qu’on s’est dit, c’est qu’en modifiant un article qui a lui-même été érigé par le Conseil constitutionnel comme un principe à valeur constitutionnelle, on se donnait toutes les chances que cette notion suive le même chemin.

Des associations telles que La Quadrature du Net soutiennent pourtant que « la loi de 1986 est une loi ordinaire qui n'a jamais fait partie du bloc de constitutionnalité »...

Oui, ils [LQDN, ndlr] ont raison. 

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