samedi 1 mars 2014

Quand les machines remplaceront les hommes !

A lire sur: http://www.lesechos.fr/opinions/chroniques/0203337855257-quand-les-machines-remplaceront-les-hommes-653264.php

de  Robert Skidelsky

Par Les Echos | 27/02 | 06:00

L'avènement de la « deuxième ère des machines » portée par les ordinateurs redonne du sens au combat des Luddites, ces tisserands du XIX e  siècle qui soutenaient que la mécanisation menaçait leur emploi. Avaient-ils tort ?

Quand les machines remplaceront les hommes !
Au début de la révolution industrielle, les travailleurs du textile dans les Midlands et dans le nord de l'Angleterre, principalement les tisserands, déclenchèrent une révolte spontanée, détruisant leurs machines et incendiant leurs usines. Ils prétendaient alors que les machines modernes leur volaient leurs salaires et leurs emplois. Les rebelles prirent leur nom, et leur inspiration, d'un dénommé Ned Ludd, dont on dit qu'il fut un apprenti tisserand qui détruisit deux métiers à tricoter en 1779 dans une « crise passionnelle. » Robert Calvert écrivit une ballade à son sujet en 1985 : « Ils disaient que Ned Ludd était un garçon idiot/Que tout ce qu'il savait faire était de démolir et détruire », commençait la chanson. Puis : « Il dit à ses compagnons de travail : "Mort aux machines/Elles piétinent notre avenir et écrasent nos rêves" ».
Les ravages des Luddites atteignirent leur point culminant en 1811-1812. Un gouvernement alarmé envoya plus de troupes pour mettre au pas ces régions agitées qu'il y en avait de disponible pour Wellington dans la guerre péninsulaire contre Napoléon. Plus de cent Luddites furent pendus ou déportés en Australie. Ces mesures ont permis de restaurer la paix. Et aux machines de gagner : les Luddites sont une note de bas de page dans l'histoire de la révolution industrielle. C'est que le Progrès ne pouvait être rejeté : l'avenir reposait sur la production mécanique, et non sur le travail artisanal à l'ancienne. Il y aurait bien sûr un chômage ponctuel dans les secteurs bénéficiant des avancées technologiques ; mais en contribuant à accroître la richesse réelle de la communauté, la production mécanique permettrait à long terme le plein-emploi à de meilleurs salaires.
Tel était du moins le point de vue initial de l'économiste le plus influent au XIXsiècle, David Ricardo. Mais dans la troisième édition de ses « Principes de l'économie politique et de l'impôt » (1817), il intégra un chapitre sur les machines qui modifiait son orientation. Il était désormais « convaincu que substituer les machines au travail humain est souvent très préjudiciable à la classe ouvrière », que la « même cause susceptible d'améliorer le revenu net du pays pourrait dans le même temps rendre la population inutile ». En conséquence, « l'opinion soutenue par la classe ouvrière, que l'emploi de machines est souvent au détriment de leurs intérêts, n'est pas fondée sur un préjugé et une erreur, mais conforme aux principes corrects de l'économie politique ».
Imaginez seulement : les machines « pourraient rendre la population inutile » ! L'économie ne peut proposer de si sombres perspectives. Les partisans orthodoxes de Ricardo s'en sont rendus compte, considérant qu'il devait s'agir d'une défaillance du maître. Mais était-ce bien le cas ?
L'argument pessimiste est le suivant : si les machines qui coûtent 5 dollars de l'heure peuvent produire le même travail que des travailleurs qui coûtent 10 dollars de l'heure, les patrons sont incités à substituer le travail humain par les machines jusqu'à ce que les coûts s'équilibrent - ce qui veut dire, lorsque les salaires des travailleurs auront chuté à 5 dollars de l'heure. Lorsque les machines deviennent toujours plus productives, les salaires ont tendance à baisser plus encore, vers zéro, et la population devient inutile.
Mais ce n'est pas ainsi que cela c'est passé. La part du travail dans le PIB est restée constante tout au long de l'ère industrielle. L'argument pessimiste ignorait le fait qu'en baissant le coût des marchandises, les machines ont contribué à améliorer les salaires réels des travailleurs - leur donnant plus de pouvoir d'achat - et que la meilleure productivité du travail permettait aux employeurs (souvent sous la pression des syndicats) de payer plus par travailleur.
Cependant, ces trente dernières années, la part des salaires dans le revenu national est en baisse, en conséquence de ce que les professeurs du MIT Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee ont appelé la « deuxième ère des machines. » La technologie informatique s'est profondément répandue dans le secteur des services, prenant les emplois pour lesquels le facteur humain et les « fonctions cognitives » étaient jusque-là jugées indispensables.
Dans le domaine de la vente, Walmart et Amazon sont des exemples majeurs qui démontrent que les nouvelles technologies contribuent à la baisse des salaires des travailleurs. Parce que les programmes informatiques et les humains sont de proches substituts pour ces fonctions, et compte tenu de l'amélioration prédictible de la puissance informatique, il semble qu'il n'y ait pas d'obstacles techniques au licenciement des travailleurs dans l'ensemble de l'économie des services.
Oui, il y aura encore des activités qui nécessiteront des compétences humaines, et ces compétences peuvent être améliorées. Mais il est aussi très vrai que plus les ordinateurs feront de choses, moins l'intervention humaine sera nécessaire. La perspective d'une « réduction du travail » devrait nous remplir d'espoir plutôt que d'appréhension. Mais, dans notre type de société, il n'existe pas de mécanismes pour transformer le licenciement en loisir. Les luddites avaient tort sur bien des points ; mais ils méritent peut-être un peu mieux qu'une note de bas de page.
Robert Skidelsky
Robert Skidelsky est professeur émérite d'économie politique à l'Université de Warwick. Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate 2014.

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