lundi 9 juin 2014

Droit à l'oubli : peut-on faire confiance à Google pour décider du sort de nos données ?

A lire sur: http://www.zdnet.fr/actualites/droit-a-l-oubli-peut-on-faire-confiance-a-google-pour-decider-du-sort-de-nos-donnees-39802029.htm

Législation : Le "droit à l'oubli" opposé par la Cour de justice de l'Union européenne soulève de nombreuses questions. Notamment : Google est-il légitime pour décider de pertinence des demandes ?
D'après les derniers chiffres, 41 000 Européens ont déjà demandé à Google de supprimer des liens pointant vers des "informations obsolètes" à leur propos. La possibilité d'une telle demande fait suite à la récente décision de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), suite à la plainte d'un citoyen espagnol sur la présence d'informations le concernant.
Une recherche sur le nom de l'homme en question renvoyait vers des articles de presse relatant une vente aux enchères immobilière destinée à rembourser sa dette auprès de la sécurité sociale. Selon le plaignant, les liens mettaient en lumière des détails de sa vie qui n'étaient plus pertinents.
La CJUE a pris son parti, et Google ne doit plus renvoyer des résultats pointant vers ces articles lors d'une recherche (bien qu'il soit probablement possible de retrouver les mêmes liens avec d'autres termes de recherche liés à l'histoire en question).
Mais la décision n'affecte pas que le plaignant espagnol : en conséquence du jugement, Google doit fournir à tous les Européens une possibilité pour exercer leur "droit à l'oubli". Il a commencé à le faire la semaine dernière en fournissant un formulaire en ligne où des individus peuvent demander la suppression des liens obsolètes à leur sujet lors d'une recherche sur leur nom. Des dizaines de milliers de personnes ont fait cette demande en quelques jours.
Désormais, Google va devoir se dépatouiller de ces demandes, décider lesquelles sont légitimes et lesquelles sont fausses, malveillantes ou injustifiées, et supprimer les résultats de recherche quand la demande est juste. Sinon, il va lui falloir décider quand le droit à l'information surpasse le droit à l'oubli, et quels liens doivent être conservés.
Prendre ces décisions est une affaire sérieuse, et importante. Selon la loi britannique par exemple, les infractions pénales peuvent être oubliées, et les personnes condamnées n'ont pas à justifier, après une période donnée, de leurs actes passés lors d'une recherche d'emploi notamment.
Google va donc devoir décider quand les mentions de ces actes ne sont plus pertinentes pour un individu donné, et les laisser tomber dans "l'oubli" sur Internet aussi. Est-ce qu'il faut attendre six mois, un an, dix ans avant de prendre une telle mesure ? Ou faut-il pondérer la décision en fonction de la nature de l'infraction pour décider de sa pertinence ? Comment maintenir l'équilibre entre le droit à passer à autre chose pour un individu, et le droit des autres à savoir ?
Pour l'heure, Google pilote à l'aveugle sur la façon d'appliquer le droit à l'oubli. Même si la CJUE a donné quelques pistes en rendant sa décision, il faut désormais au géant passer à la pratique.
Hier, les autorités de régulation de la vie privée européennes se sont retrouvées à Bruxelles pour commencer à mettre sur le papier quelques méthodes pour que Google et d'autres puissent gérer les requêtes relatives au "droit à l'oubli". Selon le Wall Street Journal, ce guide de bonnes pratiques devrait être prêt en septembre, afin de s'assurer que la procédure de prise en charge des requêtes de suppression et des appels en cas de rejet, reste cohérente dans l'ensemble des pays de l'Union européenne.
Jusqu'à la publication de ce guide, Google devra s'en remettre à son propre jugement. Ou au moins à celui d'un conseil de sommités comme Jimmy Wales (Wikipedia) et Luciano Floridi (philosophe à l'Oxford Internet Institute), qui feront partie de l'équipe chargée de concevoir la politique de Google suite à la décision de la CJUE.
Aux côtés de ces experts indépendants s'assiéront David Drummond, chef du juridique, et Eric Schmidt, président de Google. Les deux ont déjà exprimé leur déception face à la décision de la CJUE : d'après Drummond, la cour est allée "trop loin. Elle n'a pas pris en compte suffisamment l'impact sur la liberté d'expression." Pour Eric Schmidt, l'affaire présente "un conflit entre le droit à l'oubli et le droit de savoir", le président de Google ajoutant que la cour a choisi le mauvais équilibre entre les deux.
Une forme de censure ?
Ceux qui s'opposent à la décision de la CJUE estiment que cela menace directement la liberté d'expression et le droit à l'information du public. Pour eux, c'est une forme de censure.
Qu'ils aient raison ou tort est une question difficile. Dans le cas du citoyen espagnol, les deux articles de presse restent en ligne et sont susceptibles d'avoir été plus lus suite au jugement de la CJUE que si l'affaire n'avait pas éclaté.
L'information que ces articles contiennent n'est pas dénuée de pertinence, reste disponible sur le site des journaux et peuvent être cherchés et présentés en résultat sur Google, si les termes de recherche ne sont pas le nom de l'individu ou si le nom est cherché en dehors de l'Union européenne. De plus, le nom peut aboutir à des résultats sur d'autres moteurs de recherche. Pas de censure dans ce sens précis.
Cela dit, pour beaucoup de gens, Google est le "portier" du web, leur premier et leur dernier point d'accès à l'information. Les célèbres dix liens bleus sont grosso modo la seule chose qu'ils trouveront lorsqu'ils sont à la recherche d'une information en ligne. Si Google ne leur renvoie plus certains liens dans ses résultats de recherche, une grande partie de la population ne les verra plus.
Mais c'est une décision que Google prend déjà : en consignant un site particulier à la cinquième page de ses résultats, il censure plus sûrement qu'en supprimant les liens pointant vers lui à cause du droit à l'oubli [ce dont Google se défend en mettant en avant l'automatisation du classement de ses résultats, via des algorithmes, NdT].
En définitive, si Google arrête de mettre des liens vers certaines pages, c'est une décision sérieuse, qui mérite réflexion.
D'autant qu'avec 41 000 requêtes qu'il va devoir traiter - plus celles à venir - cela fait beaucoup de réflexion. Google a annoncé qu'il allait soit redéployer certains employés pour prendre en charge les demandes, soit embaucher pour faire face à l'afflux, selon une source du Wall Street Journal.
On voit difficilement comment Google pourrait se passer de ressources supplémentaires pour traiter sérieusement ces demandes : même si chaque requête ne prend qu'une heure à traiter, il lui faudra quand même 20 personnes travaillant à plein temps pendant une année pour venir à bout des 41 000 demandes déjà reçues.
On ne sait encore rien sur ces personnes en charge du traitement des requêtes, qu'elles soient redéployées ou embauchées. Ce sont elles qui prendront chaque jour la décision sur la façon dont le fragile équilibre entre ces deux droits doit être maintenu pour les individus. Et pourtant, il y aurait de bonnes raisons de penser que cette décision ne devrait pas être laissée entre les mains de Google.
Pour Google, demander à prendre en charge ces problèmes revient à demander à un adolescent de nettoyer sa chambre. Une tâche qui ne suscite aucun enthousiasme et qu'il effectuera en s'en tenant au standard minimal pour se dégager de la tutelle de l'autorité - parents ou autorité de régulation. Cela soulève la possibilité que beaucoup plus de demandes de suppression soient accordées que nécessaire, simplement pour vider la liste de tâches et économiser temps et argent que lui feraient perdre les appels.
Sans doute peut-on penser que Microsoft, Yahoo et d'autres recevront progressivement le même type de requêtes que Google. Comme lui, ils seront libres de choisir de garder ou supprimer les liens. Cette situation pourrait éventuellement déboucher sur une même requête acceptée ou rejetée selon les différents moteurs de recherche. Donc, par exemple, un individu au sujet duquel certaines informations seraient "oubliées" par Bing et conservées par Google.
Plutôt que laisser les moteurs de recherche décider, chacun selon son opinion et en fonction des cas, il semblerait sage d'avoir une autorité indépendante pour s'en charger - un ajout aux autorités locales de protection des données personnelles qui pourrait statuer sur une demande individuelle, disséminer le verdict à destination des moteurs de recherche et prendre en charge directement les appels éventuels. Il devrait également être financé par l'industrie elle-même, les moteurs de recherche supportant le coût de leur régulation, comme ils le font pour les demandes de suppression de liens vers des oeuvre protégées.
Le copyright contre le droit à l'oubli
La commissaire européenne Viviane Reding a déclaré à la BBC que Google devraient recevoir des milliers de demande relatives au droit à l'oubli, mais gérait des millions de demandes liées à la propriété intellectuelle. "C'est minime comparé à la propriété intellectuelle. Il parvient à gérer la question de la propriété intellectuelle, il devrait aussi pouvoir s'occuper des demandes de retrait relatives au droit à l'oubli", a-t-elle estimé.
Reding est à moitié dans le vrai : les volumes sont minimes. Mais il y a une grande différence entre les deux. La paternité du droit de propriété intellectuelle [sur les oeuvres] est rarement remise en cause, et ceux qui font les demandes sont généralement de grandes entreprises de la télévision ou des maisons d'édition musicale avec les avocats et la publicité nécessaires à faire asseoir Google pour qu'il écoute attentivement.
La législation est relativement claire sur la propriété intellectuelle, mais elle est encore très floue sur le droit à l'oubli. Pour commencer, il n'y a aucun droit non prescriptible à ce qu'un moteur de recherche vous oublie : vous n'avez que le droit qu'il prenne en compte votre requête.
La plupart des demandes seront faites par ceux qui n'ont pas l'argent et l'aide juridique nécessaires pour venir embêter Google, ou de ceux qui l'ont, mais cherchent à masquer des choses qui devraient rester du domaine public.
Pour le bien de ceux qui veulent être oubliés et celui de ceux qui pensent que certaines informations ne devraient pas être cachées, ces demandes devraient être prises au sérieux, considérées avec précaution et acceptées avec parcimonie. La seule façon de s'en assurer est de retirer le fardeau de la décision des mains de Google.

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